Par delà les dunes

 

Je soupirai, lassée de voyager dans ce paysage désertique qui semblait ne jamais vouloir en finir. Cela faisait maintenant trois jours que j’avais laissé Lunore à la Cité des Possibles pour me rendre au Mont Darsten qui abritait, selon les dires, une puissante druidesse qui pourrait peut-être aider Varech, mon compagnon de route et ami cher.

Je consultai la carte joliment décorée -mais très peu précise- dont j’avais fait l’acquisition lors de l’escale dans la cité des mages et estimai grossièrement ma position. Avec un peu de chance, j’atteindrai les frontières de ce foutu bac à sable d’ici deux jours. Avec un nouveau soupir, je rangeai la carte dans son étui de cuir et flattai l’encolure de Varech. Il me jeta à peine un regard, tout occupé qu’il était à grignoter le peu de végétation environnante.

Nous nous étions arrêtés pour passer la nuit dans une des nombreuses oasis asséchées qui semblaient jalonner notre parcours. J’avais espéré tomber sur un point d’eau, même si ça n’avait été qu’un puits, pour pouvoir remplir nos gourdes dont le niveau commençait à sérieusement me tracasser. De nouveau, je balayai l’horizon des yeux, le désert se parant de couleurs crépusculaires alors que l’astre disparaissait derrière les dunes. Ni dattiers, ni oasis fertile, ni même un cactus. Tout n’était que sable et roches.

J’imbibai un bout de tissu d’eau et laissai Varech le téter, il avait plus besoin de nos dernières gouttes du précieux liquide que moi après tout. Puis, laissant mon compagnon chercher sa maigre pitance, j’installai une grande toile cirée qui me servirait à récupérer l’eau des rosées nocturnes. Une fois cela fait, je tentai de rassembler de quoi faire un petit feu. Lorsque les flammes prirent, je m’installai dans le sable et tirai une de mes sacoches à moi. Je sortis une des rations de viande séchée qui s’y trouvait et tentai de la manger le plus lentement possible, mon estomac grondant furieusement. Tout en mâchonnant, je m’allongeai sur le sol, les bras croisés derrière la tête et le regard perdu dans l’immense voûte céleste qui me surplombait.

C’est dans cette position que je sombrai dans un sommeil léger, bercée par le piétinement de mon cheval.

 
 
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Je fus réveillée quelques heures plus tard par un bruit de roulement lointain. Me redressant d’un coup, j’en recherchai la provenance d’un regard fébrile. À l’ouest de notre position, je ne distinguai plus la moindre étoile, seulement une immense tache sombre qui semblait avancer à une vitesse folle vers nous. La masse, zébrée d’éclairs, prenait toujours plus d’ampleur, le son du tonnerre grandissant à mesure qu’elle s’approchait. Un instant, je crus… Non, définitivement pas un simple orage, cela aurait été trop beau. C’était bien une tempête de sable qui allait nous tomber dessus. En toute hâte, je récoltai le peu d’eau amassée sur ma toile avant de me servir de cette dernière pour fabriquer un abri de fortune. J’attachai aussi solidement que je pus les extrémités aux troncs rachitiques qui nous entouraient et allai chercher Varech qui, nerveux, roulait des yeux affolés. Je parvins à le faire se coucher derrière notre abri improvisé et me servis de mon foulard pour lui couvrir les yeux et lui protéger les naseaux. J’eus à peine le temps de rabattre un pan de mon habit ample sur ma tête que la tempête fut sur nous. Je me recroquevillai contre Varech face à la puissance des éléments. Le vent hurlait si fort que je peinais même à entendre le tonnerre. Et malgré les nombreux éclairs, le rideau de sable soulevé par les sylphes déchainées était impénétrable. Les minuscules cristaux me cinglaient le visage et me rentraient dans les oreilles, le nez et la bouche. Face à ce constat, je m’empressais de rajuster le foulard qui protégeait Varech tout en essayant de le rassurer de la main.

Le sable s’incrustait dans les moindres interstices, recouvrant tout d’une épaisse couche ocre. Je perdis toute notion du temps, blottie contre Varech. Le sable s’accumulait sur la paroi de notre abri mais aussi sur nous et bientôt, nous fûmes partiellement ensevelis. Au moins, les parties recouvertes n’avaient plus à subir les assauts cinglants de la multitude de cristaux qui volaient.

Au bout d’un temps indéfini, la tempête s’éloigna, aussi vite qu’elle nous était tombée dessus. Lorsque le calme revint d’un coup, le silence devint presque oppressant. Doucement, je retirai le foulard de Varech qui se leva péniblement avant de s’ébrouer vigoureusement pour se débarrasser du sable. Je clignai des yeux, effarée. Le clair du lune jetait une faible lumière sur le camp. Ou tout du moins ce que j’estimai avoir été notre camp. Sous les assauts du vent et du sable mêlés, le paysage avait été complètement remodelé. J’aperçus la pointe du rocher sur lequel j’avais appuyé mon paquetage quelques heures plus tôt qui affleurait à peine. Je n’avais pas pris le temps de rassembler mes affaires lorsque la tempête était arrivée et la plupart devait maintenant se retrouver sous plusieurs couches de sable. Quelle poisse… Je levai les yeux au ciel, estimant à la position des étoiles que l’aube ne serait pas là avant une poignée d’heures. J’allais devoir prendre mon mal en patience et attendre d’y voir plus clair pour essayer de rassembler mon matériel.

 
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L’aube me trouva assoupie dans mon abri de toile et de sable. J’avais les yeux secs et plein de sable, et que dire de mes oreilles et mes narines… Même ma bouche n’avait pas été épargnée constatai-je en croquant dans des grains de sable. J’aperçus ma gourde, suspendue à un buisson épineux tout sec à quelques pas de moi. Je m’empressai d’aller la décrocher et y trempai mes lèvres craquelées, aspirant une minuscule gorgée d’eau. Varech avait réussi à trouver quelques végétaux desséchés dont il faisait son petit-déjeuner un peu plus loin, comme s’il ne s’était rien passé. J’humidifiai un tissu que j’allai lui proposer et il se jeta goulûment dessus, apparemment tout aussi assoiffé que moi.

Il était temps de faire le point sur notre situation. Je n’avais plus rien. Ni vivres, ni carte, ni matériel. Si je ne parvenais pas à remettre la main dessus, les prochains jours risquaient d’être compliqués. Je me dirigeai donc vers la pointe du rocher qui devait marquer leur emplacement et commençai à creuser.

Je passai deux bonnes heures à dégager mes effets, le soleil m’irradiant de plus en plus fortement à mesure que la matinée avançait. Fort heureusement, il semblait ne rien manquer. J’allais cependant manger des rations extra croustillantes dans les jours à venir, mes provisions étant remplies de sable. Il me faudrait m’en accommoder, c’était, après tout, un moindre mal. Je sortis une petite étrille d’une de mes sacoches et entrepris de panser Varech du mieux que je pus pour pouvoir le seller sans risquer de le blesser. Lorsque je fus enfin prête à partir, je consultai ma carte et m’orientai à l’aide de ma boussole avant d’enjoindre mon compagnon à prendre le pas.

Nous avançâmes tranquillement sous un soleil de plomb pendant plusieurs heures. Ça et là, se dressaient de drôles de colonnes aux forme tarabiscotées, toutes de verre et de sable. Ces éclairs fossilisés qui semblaient sortir du sable donnaient au paysage un aspect particulièrement inquiétant. Ma curiosité l’emportant, je mis pied à terre près d’une de ces concrétions pour la toucher du bout du doigt. Déçue qu’il ne se passe rien, je donnai une petite pichenette dans une des ramifications qui se cassa instantanément, révélant une structure fragile et entièrement creuse. Le léger vent qui soufflait ce jour-là caressa le bord du tube, faisait siffler le minéral et emplissant le désert d’un chant lugubre. Charmant… Je fis demi-tour et partis rejoindre Varech qui m’attendait, la tête basse, dans l’ombre ajourée d’un autre éclair de verre.

Vers la fin de la journée, je vis se dessiner à l’horizon la silhouette ondulante d’une chaine de montagnes. Enfin ! Varech semblait également avoir repéré les reliefs car il se mit au petit trot, la perspective de retrouver un peu de verdure lui redonnant des forces. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que je m’aperçus que le bruit de ses sabots foulant le sol avait changé, comme s’il foulait de la pierre et non plus du sable. Je me penchai sur son encolure et découvris avec effarement que nous foulions une vieille route pavée que la tempête avait sans doute révélée. Je sortis précipitamment ma carte pour vérifier si la route était indiquée dessus mais ne trouvai nulle mention de celle-ci sur le document. Bien que peu précise, la carte indiquait toutefois la plupart des points d’intérêts du désert, la route aurait dû, à mon sens, y être indiquée. Je haussai les épaules et rangeai la carte, laissant Varech suivre ce chemin providentiel qui allait sans doute nous mener à bon port plus rapidement.

 
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L’arrivée de la nuit nous força à nous arrêter quelques heures plus tard, le manque de visibilité menaçant notre progression. De part et d’autre de la route se dressaient maintenant deux parois d’une roche friable desquelles coulaient du sable. Au départ, le canyon dans lequel nous nous tenions n’était qu’un simple chemin renfoncé donc le sommet atteignait à peine le ventre de Varech. Mais rapidement, les bords étaient montés jusqu’à nous cacher l’horizon. À présent hauts de plusieurs mètres, les murs et leurs filets de sable coulant à la manière de chutes d’eau me rendaient claustrophobe. En dépit du débit de certaines de ces rivières minérales, le sable s’arrêtait toujours à la lisière de la route pavée, sans jamais la submerger. J’avais beau étendre mes perceptions, je ne ressentais nulle magie nous entourant. Perplexe face à ce phénomène, j’espérais simplement que le passage ne se referme pas sur nous car je ne donnais pas cher de notre peau s’il nous fallait lutter contre des tonnes de ce sable fluide.

Me détournant de mon observation du canyon, j’entrepris de m’occuper de mon compagnon qui écumait. Je le dessellai puis l’étrillai énergiquement pour soulager ses muscles fourbus. Du regard, je tentai de localiser de quoi le nourrir et faire mon feu mais rien ne semblait vouloir pousser dans ce couloir étrange. Avec résignation, je fouillai dans les fontes de Varech et en sortis un sac de picotin qui était si léger que pendant un instant, je crus qu’il était vide. Renonçant à rationner le fond de céréales, je laissai Varech avaler goulûment sa ration frugale. Je lui cédai également le reste de notre eau, me contentant d’humidifier mes lèvres craquelées. Puis je me mis à mâchonner une lanière de viande séchée -et sablonneuse- tout en installant ma toile cirée. Si nous ne parvenions pas à trouver de l’eau le lendemain, Le désert serait probablement notre dernière aventure...

 
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À l’aube, je récupérai les quelques gouttes d’eau amassées sur ma toile et harnachai Varech qui semblait être en pleine forme malgré les conditions de voyage particulièrement ardues.Nous passâmes rapidement devant des ruines antiques taillées à même les parois du canyon. Malgré ma curiosité dévorante, je ne m’arrêtai même pas pour les explorer, mue par mon envie de sortir de cet endroit qui me mettait de plus en plus mal à l’aise. Le fait que les oreilles de Varech ne cessaient de s’agiter m’indiquait que mon instinct n’était pas le seul à me hurler de ne pas m’attarder sur les lieux.

De plus en plus nerveux, Varech finit par prendre le galop tout en jetant des coups d’œil apeurés derrière nous. J’avais beau me retourner fréquemment, je n’apercevais rien ni personne. Mais la sensation que nous étions observés ne me quittait pas, faisant se dresser les poils de ma nuque.

Nous traversâmes les ruines au grand galop, les parois rocheuses défilant à toute vitesse autour de nous. Le sentiment oppressant que nous n’étions ni seuls ni en sécurité s’intensifiait à mesure que nous nous enfoncions à travers les vestiges. Lorsqu’enfin, loin devant nous, le couloir sembla s’ouvrir sur une plaine verdoyante, Varech augmenta encore l’amplitude de sa foulée. Nous jaillîmes par cette faille dans la roche et continuâmes de galoper sur quelques mètres encore avant de ralentir. Enfin, Varech s’arrêta, soufflant comme une forge, les flancs et le poitrail écumants. Maintenant que nous étions sortis, le sentiment d’insécurité s’était évaporé et je sautai à terre pour dessangler mon compagnon qui peinait à retrouver son souffle. Tout en le faisant marcher pour lui éviter des crampes, je jetai un œil derrière nous. Le passage par lequel nous étions sortis avait disparu, comme s’il n’avait jamais existé et ne subsistait qu’une immense muraille rocheuse nous surplombant. Méfiante face à ce phénomène, je m’en détournai en haussant les épaules et tirai Varech par la bride, marchant à ses côtés à travers les plaines qui s’étendaient à présent devant nous.

Ce n’est qu’après avoir marché côte à côte pendant près d’une heure que nous trouvâmes enfin une immense étendue d’eau marécageuse. Je m’empressai de nous dégager une cuve d’eau propre pour que nous puissions nous désaltérer longuement et goulûment. Le soleil n’était pas encore au zénith et était bien plus tolérable depuis que nous étions sortis du désert. Mais avais-je vraiment besoin d’un prétexte pour aller faire trempette ? Je dessellai Varech qui fut, lui aussi, plus que ravi de pouvoir profiter de l’eau fraîche à l’odeur particulière. Lorsque nous eûmes fini de barboter, nous profitâmes du soleil le temps de nous sécher avant de repartir, ragaillardis.

Nous fîmes une courte halte dans un village de cultivateurs auprès desquels je pus racheter du picotin pour mon ami quadrupède. Après avoir déjeuné d’un morceau de pain rassis et de fromage sec offerts par un des bergers que je croisai, nous repartîmes vers les montagnes que nous ne devrions plus tarder à atteindre.

Nous dûmes nous arrêter et patienter à plusieurs reprises lorsque des troupeaux de moutons et de chèvres menés par leurs propriétaires traversaient la route de terre battue que nous suivions. L’un d’eux me cria quelque chose que je n’entendis pas, sa voix perdue dans les bêlements de ses bêtes.

Pendant que Varech nous guidait d’un bon pas vers notre destination, je sortis mon carnet de voyage et entrepris de dessiner de mémoire quelques détails des ruines que j’avais entraperçues plus tôt dans la journée. J’avais étudié un peu l’Histoire de ce continent pendant mon séjour chez les mages mais n’avais jamais rien lu au sujet d’une civilisation antique qui se rapprochait un tant soit peu de ce que j’avais vu. Bien entendu, je n’avais jamais eu accès à toute la bibliothèque, les magiciens sont connus pour leur cachotteries et leur savoir jalousement gardé. Qui plus est, certaines archives ont été complètement détruites ou égarées au fil du temps, parfois à dessein. Pour réussir à se renseigner sur les ères les plus lointaines et chaotiques de notre monde, il fallait avoir la chance de pouvoir rencontrer un des Anciens et que celui-ci accepte de nous en parler. Et comme vous vous en doutez, ils ne courent pas vraiment les rues. Le dernier qui aurait été aperçu, la dernière plus exactement, avait disparu, selon les rumeurs, suite à l’incendie dévastateur qui avait détruit le village dans lequel elle s’était installée.

 
 
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Un bruit de chute soudain, très vite suivi par un bêlement affolé me tira de ma rêverie et fit faire un écart à Varech. À une cinquantaine de mètres de notre position, le troupeau de moutons qui paissaient paisiblement s’était affolé. Les bêtes couraient éperdument dans tous les sens, le berger ne parvenant pas à les calmer malgré l’aide de ses deux chiens. Je constatai que le jeune homme tenait un bâton orné d’un fer de lance et d’une sorte de grigri qu’il agitait fébrilement, produisant un son étrange, à mi-chemin entre le caquètement d’une poule et le cri du coq. Il brandissait son arme en direction d’un amas de rochers qui dissimulait le destinataire de cette tentative d’intimidation. Je tentai de me dresser sur mes étriers pour voir par dessus ceux-ci mais la roche me cachait toujours la scène. Je talonnai Varech qui prit le trot,la tête anxieusement pointée en direction des rochers.

Enfin, lorsque je dépassai l’éboulement, je vis de quoi il s’agissait. Une cocatrice était en train d’avaler à grands coups de tête un mouton entier. Si je ne me trompai pas, il s’agissait d’une cocatrice des plaines. Grandes chasseuses solitaires, on les surnomme aussi les Codriles Fantômes car elles ont tendance à apparaître de nulle part et à disparaître aussi vite qu’elles sont arrivées avec leur butin macabre. Elles se servent de leurs pattes puissantes pour assommer leurs victimes en leur tombant dessus depuis des hauteurs -leurs ailes courtaudes ne leur permettant pas de voler mais juste de planer sur quelques mètres-.

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La queue de la bête fouettait l’air nerveusement, le mouvement faisant siffler l’air autour de ses excroissances osseuses. Il paraît que leur souffle putride peut tuer un humain instantanément. Mais je ne comptais pas rester suffisamment proche de la cocatrice pour en vérifier la véracité. Et puis, n’étant pas humaine, je n’étais même pas certaine que cela aurait eu un effet sur moi.

Son repas englouti en quelques instants, la créature fit un grand bond vers les reliefs rocailleux qui nous surplombaient, disparaissant rapidement de ma vue. Sans doute nichait-elle la haut, profitant des hauteurs pour fondre sur les proies inconscientes du danger qui s’approchaient de son perchoir. Tout en gardant un œil sur les hauteurs, nous reprîmes notre voyage, laissant derrière nous ce grand prédateur aux plumes iridescentes.

Fin du premier chapitre

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