Yl'lunnia

Le lac, sous son air tranquille et ses eaux sombres recelait bien plus de vie que j’aurais pu le supposer de prime abord. Lorsque j’avais péché, je m’étais contentée de gratter à la surface de ce véritable royaume aquatique qui se révélait à mes yeux à mesure que je nageais. Partout, des bancs entiers de poissons gras et luisants évoluaient à travers des forêts d’algues et des rochers impressionnantes. Des écrevisses d’une taille inhabituelle avaient élu domicile parmi les concrétions minérales, leur ballet aquatique nerveux brouillant les contours des roches.

Au fond du lac, c’est une véritable prairie aquatique qui s’étendait à perte de vue, ponctuée de centaines d’espèces de plantes différentes. Je plongeai, m’amusant parmi les renouées, les élodées et les littorelles qui me caressaient le ventre lorsque je les effleuraient. Un peu plus loin, à peu près au milieu du lac, mon attention fut attirée par une majestueuse construction qui se dressait fièrement dans cet écrin de verdure.

Vous me connaissez bien, ma curiosité maladive ne pouvait résister à l’appel de l’inconnu ! D’un coup de queue, je me propulsai vers la gigantesque ... cité lacustre ! Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : une citadelle somptueuse entourée de hautes murailles desquelles pointait les tours d’un palais. Au pied de celui-ci, la ville rayonnait en une multitude d’échoppes et d’habitations taillées dans une pierre pâle semblable à du marbre veiné de bleus et de verts. L’ensemble était à couper le souffle, un véritable bijou qui semblait taillé dans l’ivoire la plus pure.

Tout en m’approchant, je commençais à percevoir les échos annonciateurs d’une ville de cette envergure. À ceci près que les éclats de voix et autres sons qui me parvenaient résonnaient étrangement sous l’eau. De nombreuses mélodies s’élevaient de partout dans la cité, se mêlant et se répondant de la plus jolie des façons. Bientôt, je pus également apercevoir certains de ses habitants : naïades, sirènes, dragons et autres créatures aquatiques se côtoyaient paisiblement, les proies évoluant sans craintes à proximité de leurs prédateurs.

Alors que je me demandai s’il ne valait mieux pas que je change d’apparence pour éviter de me présenter sous ma forme nue et humaine, je sentis la piqûre soudaine de deux lames de chaque côté de ma nuque. Roulant des yeux, je vis deux sirènes à la mine patibulaire me tenir en joue de la pointe de leurs tridents. Celle de droite m’apostropha alors dans une langue chantante que je ne compris pas de prime abord. Mais en me faisant cette réflexion, les mots firent soudainement sens dans ma tête et je fus en mesure de traduire les mots du garde.

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- Tu es dans le royaume de la reine Acthlacea, kelpie, cracha-t-elle avec mépris. Tu n’es pas le bienvenu ici.

Stupéfaite, je restai bouche bée quelque secondes à me demander comment de simples sirènes avaient pu percer mon glamour. C’était du jamais vu, et pourtant j’ai roulé ma bosse pendant un certain nombre d’années ! Mettant de côté cette bizarrerie, je me ressaisis.

- Je l’ignorais, répondis-je tout en constatant que je pouvais parler la langue des individus qui m’avaient arrêtée. Je peux vous assurer que mes intentions ne sont pas de semer le trouble dans votre cité. Je viens en paix, guidée par le hasard et ma curiosité.

- Notre reine, bénie soit-elle, décidera elle-même de ton sort. Mais n’espère ni merci ni pitié, ton espèce n’apporte que malheur et destruction.

- Qu’il en soit ainsi, je plaiderai ma cause auprès de votre souveraine. Dois-je adopter une forme plus ... formelle pour la rencontrer, demandai-je, peu désireuse de me faire escorter vêtue du plus simple appareil devant la reine. Difficile de faire bonne impression avec les fesses à l’air lorsque l’on traite avec des humanoïdes ! Les gardes ricanèrent avant de me répondre, se lançant des regards entendus par dessus mon épaule.

- Peu importe ton apparence, notre reine saura te démasquer. Allez, remue-toi, nous n’avons pas toute la nuitée.

- Et si tu tentes quoi que ce soit, rappelle-toi que nous avons pu nous approcher de toi sans que tu nous perçoives. Te tuer serait encore plus facile, ajouta le second garde.

Boooon, visiblement je n’allai pas avoir d’autres choix que de suivre mon escorte musclée. J’aurais pu tenter de les assommer en usant de magie puis de m’enfuir mais je ne percevais rien émanant d’eux. Ni magie, ni présence, comme s’il s’agissait d’un mirage. Pourtant les piqûres sur ma peau étaient, elles, bien réelles. Pour une fois, j’allai jouer la prudence et suivre docilement les deux sirènes qui m’exhortaient à avancer en direction de la cité et de son palais de la pointe de leurs armes.

 
 
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Nous traversâmes la ville sous les regards réprobateurs de ses habitants, certains allant même jusqu’à cracher des nuées de bulles sur notre passage. Message reçu, être un kelpie n’augurait rien de bon dans le coin. En passant devant un énorme dragon aquatique, je l’entendis marmonner à voix basse quelque chose comme «intéressant». Mais lorsque je tournai la tête vers lui, il fit mine d’observer ses griffes, m’ignorant royalement, installé confortablement à l’entrée de son habitation, une sorte de grotte à l’entrée taillée avec goût. J’eus le temps d’apercevoir le même type de fresque que j’avais trouvé sur le vase. À ceci près que les faunes avaient été remplacés par des farandoles de créatures aquatiques diverses et variées.

Nous arrivâmes aux portes du palais une vingtaine de minutes après mon arrestation, les gardes ayant cru bon de me faire parader dans toute la cité, prenant plaisir à me voir me faire huer et s’engorgeant face à mon humiliation. Je fulminai intérieurement lorsqu’ils se présentèrent à l’entrée, demandant audience avec «son Excellence Toute-Puissante, puisse-t-elle régner mille ans». Tant d’obséquiosité me filait la nausée et je dus réprimer mon envie soudaine de lever les yeux au ciel. J’espérai que la reine serait au moins impressionnante pour générer une telle dévotion auprès de ses sujets.

Peu de temps après, on nous fit entrer et on nous conduisit jusqu’à une antichambre richement décorée de perles nacrées, de coquillages et d’algues tissées et teintes. C’était la première fois que je voyais des tissus aquatiques. Il est vrai que jusqu’à présent, je ne m’étais jamais posé la question de savoir comment s’habillaient les créatures d’ondes étant donné que les tissus de la surface ne font que très rarement bon ménage avec les royaumes submergés. Alors que je me tenais entourée de ces riches étoffes, mes mains brûlant du désir de les toucher, je ne pus m’empêcher de ressentir de l’admiration face aux motifs élégants brodés sur les tentures. Mes cerbères ne me laissèrent bien entendu pas flâner à ma guise pour satisfaire ma curiosité, ne m’autorisant même pas à me métamorphoser lorsque j’en refis la demande.

 
 
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Nous dûmes patienter pendant de longues heures, la reine appréciant visiblement de se laisser désirer. Mes geôliers furent relevés au cours de cette pénible et longue attente, remplacés par deux sirènes à la longue chevelure et à la poitrine nue et saillante. Les nouvelles venues étaient encore moins bavarde que les précédents et je ne pus rien en tirer, se contentant de regarder droit devant elles, au garde à vous. Elles exsudaient un tel mépris à mon encontre qu’il en devenait presque palpable. C’est dans cette ambiance légère et pas du tout pesante que je finis par m’assoupir d’ennui.

J’ouvris les yeux en sursaut lorsque les sirènes sortirent de leur immobilité martiale. Sans un mot, l’une d’elles vint se placer derrière moi et me poussa sans ménagement de la hampe de son trident pour me faire avancer vers la porte dissimulée derrière une immense tapisserie représentant une bataille épique entre un peuple aquatique et un peuple de la surface. Parmi les protagonistes, je distinguai des humains mais aussi des faunes, se battant côte à côte. Tiens, tiens, aurais-je là une partie de la réponse à mes interrogations ? Voyant que je ralentissais pour observer la tenture, la sirène qui l’avait écartée me saisit par le bras pour me tirer vers la porte qui s’ouvrit alors que je m’en approchas.

Aiguillée par la pression insistante d’un trident dans mon dos, je franchis le seuil de la porte et débouchai au fond d’une immense salle encore plus richement décorée que l’antichambre dont nous sortions. Les plafonds hauts et voûtés étaient tous délicatement sculptés de coquillages, coraux et poissons que venaient sublimer de subtiles touches d’or et de pierres précieuses dans un camaïeu de bleus. De grandes colonnes torsadées sculptées dans une pierre d’un blanc cassé veinée de bleu venaient soutenir les arches du plafond tout en donnant de la profondeur à la pièce. Au sol, une immense mosaïque représentant une mer écumeuse surplombé par un ciel de tempête guidait le regard jusqu’au trône planté au milieu de l’orage. Et que dire de ce trône ? Malgré l’opulence de la pièce, ce fut ce dernier qui me fit tomber la mâchoire. Taillé dans des ossements divers et agrémenté de coraux morts, il semblait surgir du sol, tel un éclair d’un blanc ivoire. Chaque os, chaque crâne avait été gravé de minuscules créatures qui semblaient soutenir l’édifice, prisonnières de leur prison osseuse pour l’éternité. Et sur cet ouvrage d’une beauté et d’une sauvagerie surprenante, se tenait la sirène la plus impressionnante que j’aie jamais vue. Sa peau d’ébène contrastait avec l’ivoire de son trône et ses courbes voluptueuses en épousait l’assise parfaitement. Sa longue queue serpentine reposait sur un des accoudoirs et s’enroulait tout autour du trône, ne me permettant pas de juger de sa taille réelle. Mais de ce que je pouvais apercevoir, la femme qui se tenait en face de moi faisait au moins trois mètres de haut, et c’était sans compter sa queue. Son visage, d’une cruelle beauté me regardait d’un air doux qui détonnait fortement avec l’aura écrasante de sa présence. Elle suintait la magie par tous ses pores. Une magie ancienne, sauvage. Très similaire à la mienne d’ailleurs. Face à la créature, je sentais ma peau tentait de s’échapper en rampant le long de mes os tant la pression de sa présence m’écrasait. Elle me donnait envie de m’aplatir sur le sol pour implorer sa clémence et vanter sa beauté. De la servir corps et âme pour l’éternité. Elle m’invitait par ses caresses tentatrices à la rejoindre pour la vénérer comme il le sied à une déesse. Je sentais au plus profond de moi que ce qui était en train de se passer n’était pas naturel. Je luttai de toutes mes forces pour m’empêcher de répondre à son appel, plantant mes ongles dans ma main. La douleur soudaine m’aida à me rappeler qui j’étais. J’étais kelpie, je ne m’inclinais devant rien ni personne. J’étais sauvage, j’étais la mort. J’étais LIBRE, criai-je en m’arrachant à la fascination induite par la reine sorcière qui me faisait face. D’un geste rageur, j’arrachai mon amulette et envoyai bouler les gardes dans une explosion de magie sauvage et impétueuse tout en laissant émerger mon essence sous sa forme semi équine.

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Alors je plantai mon regard dans celui sans âge de la créature assise dans son trône. Elle me sourit d’un air goguenard mais n’esquissa aucun geste à mon égard. Elle était d’une puissance si imposante que je n’osais plus bouger un muscle, me contentant de la défier silencieusement, les crocs à découvert. La femme se mit à rire, d’un rire profond et chaleureux et instantanément la pression de sa magie retomba.

- Voilà bien longtemps que je ne m’étais pas autant amusée, dit Acthlacea d’une voix rauque mais mélodieuse. Tu sembles être plus que tu ne le parais.

Elle fit un geste dédaigneux en direction des gardes qui s’étaient relevées, penaudes. Elles esquissèrent une révérence raide et sortirent par la porte qui menait à l’antichambre. Je les regardai sortir du coin de l’œil, mon attention toujours dirigée vers la créature qui se trouvait en face de moi et jouait avec des anguilles géantes qui ressemblaient à des murènes.

- Allons, allons, détends-toi, je ne vais pas te faire de mal, reprit-elle, moqueuse. Nous ne recevons que très peu de visiteurs dans le coin et il est encore plus rare que l’on puisse me tenir tête, quand bien même je t’ai ménagée.

Si ses paroles recelaient une once de vérité, j’étais bien contente d’avoir choisi de ne pas l’attaquer. Relâchant mes muscles, je me laissai aller un peu plus, tout en ne quittant pas des yeux la reine Acthlacea qui me regardait faire, un sourire aux lèvres. Rapidement, je me métamorphosai à nouveau, profitant de l’occasion pour me couvrir un peu. Je pris néanmoins la décision de palmer les doigts de mes pieds et mes mains, il me semblait que ce serait une précaution plutôt sage dans le coin.

- C’est mieux ! À présent tu peux me présenter tes respects et m’expliquer qui tu es et ce qui t’amène dans mon magnifique royaume, me dit-elle tout en posant son menton au creux de sa main, son coude calé sur l’accoudoir.

Je m’éclaircis la gorge tout en réfléchissant à toute vitesse, valait-il mieux que je dise la vérité tout en flattant son ego ou bien un mensonge bien brodé serait-il ma meilleure option ? Je fis une rapide courbette et pris la décision de jouer la carte de la vérité.

- On me nomme Kelpie à la surface. Je su...

- Je t’ai demandé ton nom pas ton pedigree, me coupa la reine en fronçant les sourcils.

Visiblement, la patience ne faisait pas partie de ses vertus pensai-je en mon for intérieur tout en grinçant des dents. Je grimaçai un sourire poli et repris.

- C’est ainsi que l’on me nomme et c’est également ma nature, ô reine.

- Je vois. Ne t-’a-t-on jamais révélé ton véritable nom ? Ou bien te moques tu de moi comme tu te moques des mange-poussières ?

- Loin de moi cette idée, vénérée reine. Je n’ai jamais connu d’autre nom que celui-ci, à moins que mes souvenirs me fassent défaut, répondis-je prudemment. Si je ne choppai pas un ulcère à force d’être mielleuse, je m’en sortirai à bon compte...

- Comme c’est pathétique ! s’exclama la reine. Comme si ça n’était pas une punition suffisante de devoir vivre au milieu des rampants de la surface, il faut aussi que tu ignores les secrets de ton âme. Pauvre créature. Même le plus insignifiant de mes esclaves, pardon de mes sujets, connait le sien.

Rester calme, rester calme. Respirer un grand coup avant de répondre m’aida à garder la tête froide face à cette insulte.

- C’est que, Ô reine, jusqu’à présent je m’en suis toujours très bien sortie sans. J’ignorais même jusqu’à son existence.

- Mais que vous apprend t-on là haut ? Toute créature porte un nom véritable ! Un nom secret, qui te donne accès à ton âme et à ton potentiel. Même les humains en portent un. Même si la plupart d’entre eux ont oublié l’importance de le dissimuler et l’utilisent sans passer par un pseudonyme, ces imbéciles.

- Si ce nom possède tant de pouvoir, il me semble alors fort cavalier de votre part de m’avoir demandé le mien... Ô puissante reine.

Elle éclata de rire, tout en me fixant du regard, son hilarité de se communiquant pas à ses yeux. Dans le genre flippant, je ne vous raconte pas l’effet que ça produisait ! Une psychopathe mégalomane et dotée de pouvoirs magiques conséquents. Ma curiosité m’avait encore mis dans de beaux draps.

- Allons, tu ne peux pas m’en vouloir d’avoir essayé. Comment crois-tu que mes sujets restent aussi dociles, alors même que les prédateurs et leurs proies vivent ensemble ?

- Est-ce aussi la raison pour laquelle je n’ai pas été capable de sentir la présence d’une population si importante ?

- En partie seulement, me répondit-elle obligeamment. Connaître le Nom d’une personne me permet d’avoir un ascendant sur elle et de m’approprier son âme, son essence. Tout le reste, c’est ma magie qui te l’a dissimulé.

Je réfléchis à ce que la reine venait de me révéler indirectement. Ainsi donc, sa puissance n’était qu’empruntée et dépendait du nombre de sujets qu’elle parvenait à piéger. Je mis cette information dans un coin de ma tête avant de continuer.

- Mais si vous dépouillez quelqu’un de son âme, ne le réduisez-vous pas à un simple vaisseau de chair son volonté propre ?

- Seuls ceux qui luttent finissent dans cet état. Mes sujets m’ont presque tous offert leur nom pour mieux me servir lorsqu’ils ont pris conscience de ma divine aura.

Je me retins de ricaner, si elle avait eu des chevilles, elles auraient été d’une taille colossale !

- Il y a aussi mon peuple qui me sert spontanément car je suis leur déesse, continua-t-elle, sans sembler s’apercevoir de ma lutte intérieure. Fut un temps, j’étais même vénérée par la poignée de traîne-boue qui habitait la vallée à l’époque. Mais leur lignée s’est éteinte depuis des centenaires, pauvres éphémères qu’ils étaient.

- Le village qui honorait les faunes ? m’enquis-je avec curiosité.

- Oh ils faisaient bien plus que les honorer, ils vivaient ensemble, cracha-t-elle avec dégoût. Ces fils des dieux ont choisi, de leur plein gré, de se mêler à ces vils humains. Quelle infamie, peux-tu imaginer pire déchéance ?

Sans me laisser le temps de répondre, elle continua son récit.

- Lorsque je suis arrivée dans cette vallée, il y a de cela un millénaire, j’étais jeune et encore immature. Mais lorsque j’ai compris quelle était ma destinée, j’ai commencé à élever mon royaume, bien à l’abri de leurs regards. Ils étaient tellement occupés à danser, chanter et même forniquer avec leurs précieux humains qu’ils n’ont jamais rien vu venir. Alors je suis sortie des flots et j’ai lancé mon armée à l’assaut du village. Je n’ai épargné que ceux qui m’avaient implorée car une déesse a besoin d’une cour. Mais même ces survivants ont fini par mourir lorsque leurs courtes vies sont arrivées à leurs termes. Et depuis, mon royaume prospère et la vallée n’aura jamais été aussi paisible et agréable. Veux-tu voir un de mes esclaves déchus ? J’en ai gardé quelques uns.

Je fis de mon mieux pour ne rien laisser paraître de l’horreur que je ressentais face à son discours. Je ne suis pourtant pas la plus irréprochable des personnes, mais au moins je me contente de tuer. Je ne prive pas mes proies de leur liberté, je n’en fais pas mes pantins. En un sens, je fais preuve de merci. Quoi, vous ne trouvez pas ? Peut-être, mais il faut bien manger !

- J’en serai honorée Ô grande Acthlacea.

D’un claquement de doigts, elle appela un serviteur en livrée de page qui émergea d’une quelconque porte dérobée. Elle lui ordonna d’aller chercher le flûtiste et le regarda s’éloigner dans une nuée de bulles. Ne sachant trop quoi dire pour meubler l’attente, je me mis à observer la mosaïque au sol, fascinée par les mouvement de l’eau qui semblaient si réels. Devant mon manège, la reine m’informa qu’elle avait épargné l’artisan du village lacustre lorsqu’elle avait vu de quoi il était capable. Malheureusement, le pauvre homme était devenu fou avec les années et il avait dû être exécuté, sa vue offensant la reine.

Pendant que nous discutions, le page était revenu, précédant une paire de gardes tritons qui traînaient derrière eux un faune décharné et enchaîné. Le pauvre ère faisait peine à voir, sa peau pendant misérablement sur ses membres aux muscles atrophiés. Sa fourrure était tout mitée et de nombreuses cicatrices recouvraient l’ensemble de son corps. Mais ce qui me choqua le plus fut son regard, d’une lassitude et d’un désespoir si poignant que je pouvais sentir qu’il appelait la mort de ses vœux.

- Contemple, Kelpie, le dernier fils de Pan du village d’Algyenn, m’annonça la reine. J’ai gardé quelques uns de ses frères pour leur montrer ce qu’ils auraient dû être. Pour servir d’exemple aux autres. Heliopos ici présent est à présent le seul représentant de sa race ici bas. Les autres ont fini par mourir, soit par faiblesse soit lorsque je leur ai accordé cette délivrance une fois qu’ils ont reconnu ma toute puissance et ma magnanimité. Mais ce bouc-ci... Il me refuse de céder depuis des siècles maintenant, n’est-ce pas mon cher Heliopos ?

Le faune la regarda d’un air torve sans prononcer un mot. Il était trop faible pour tenir debout sans l’aide de ses geôliers qui le maintenaient par les aisselles. Puis il tourna la tête dans ma direction, une lueur intriguée éclairant brièvement son regard. Un des gardes le secoua violemment.

- Répond à ta reine lorsqu’elle te parle, vermisseau !

- Elle n’est pas ma reine, répondit automatiquement l’homme d’une voix si faible qu’il me fallut tendre l’oreille pour l’entendre.

À ces mots, le garde lui asséna un violent revers de la main sur le visage, envoyant sa tête en arrière. Le faune s’effondra entre les deux tritons, un filet de sang coulant du coin de sa bouche.

- Veuillez pardonner son insolence Ô puissante Acthlacea, dit le garde qui l’avait frappé en s’inclinant.

- C’est sa langue bien pendue et son esprit contradictoire qui lui ont permis de goûter à notre compagnie si longtemps, dit Acthlacea, en se tournant vers moi.

- Il devrait m’être reconnaissant pourtant, grâce à ma divine essence, il est resté en vie des siècles durant. Il a même reçu le plus divin des cadeaux, regarde donc.

Sur ces mots, elle se propulsa d’un bond en avant, attrapant la tête du faune dans une de ses immenses mains. Sans ménagement, elle exposa son cou, me dévoilant des branchies, sombres balafres rougeâtres qui se détachaient nettement sur la peau livide de la créature. Lorsqu’elle jugea que j’avais eu assez de temps pour admirer son œuvre, elle le relâcha brutalement, l’envoyant une nouvelle fois valser contre un de ses geôliers.

- Kelpie, je t’invite à goûter à mon hospitalité, va, flâne dans la ville, vois ce que j’ai accomplis et lorsque tu auras fait le tour de ma superbe cité, tu pourras me prêter allégeance. Mon page va te guider.

Elle esquissa un geste de la main et se détourna, nous congédiant. Eh bien, on pouvait dire que la modestie ne l’étouffait pas ! Non seulement elle s’imaginait que j’allai la rejoindre mais à aucun moment elle n’en avait douté !

J’emboîtai le pas -ou plutôt la nageoire- au page qui se dirigea vers un des murs de la salle du trône et qui cachait apparemment une autre porte dérobée. Nous fûmes bien vite rejoints par le duo de tritons encadrant le faune, traînant ce dernier par les lourdes chaînes qui l’entravaient. Sans se retourner, il me demanda de le suivre tout en me demandant ce que je souhaitais voir en premier. Sans réfléchir, je répondis «les geôles». Il me jeta un coup d’œil nerveux mais acquiesça sèchement de la tête avant de reprendre la tête de notre petite troupe.

Désireuse d’en apprendre plus sur le faune, je laissai les gardes passer devant et me maintins à la hauteur de celui-ci, qui se laissait tirer en flottant dans le sillage des gardes. Je le saluai d’un signe de tête qu’il me rendit avec méfiance tout en jetant un coup d’œil inquiet vers les tritons.

- J’ai farfouillé les ruines du village un peu plus tôt dans la journée. Le peu que j’en ai vu avait l’air d’avoir vécu de très beaux jours !

- En effet, il y faisait bon vivre, me répondit-il avec circonspection d’un filet de voix chuintant.

- Depuis combien de temps êtes vous là ? Les seuls vestiges à peu près intacts que j’ai trouvé semblaient date d’au moins six siècles ...

- Je suis l’estimé invité de la délicieuse raine Acthlacea depuis huit cent quatre-vingt quatre ans, ironisa-t-il.

Je sifflai, impressionnée par la résilience de la créature. Si son corps portait les traces de ses -nombreux- sévices, sa psyché, elle, semblait intacte ou presque.

- Si j’ai un conseil à te donner, fuis, fuis le plus vite et le plus loin possible tant qu’il est temps. Rien ne vaut le prix que cette folle demande, continua-t-il.

L’un des gardes tira violemment sur la chaîne qui était reliée à son cou pour le réprimander de tenir de tels propos blasphématoires. Le faune s’étrangla avant d’esquisser un geste insultant à l’encontre du dos du garde. Puis, se penchant vers moi comme s’il avait perdu l’équilibre, il me chuchota rapidement :

- Tue-moi je t’en supplie, je peux sentir la mort qui te suit, tu dois me libérer, pitié, pi...

Il fut brusquement interrompu par la prise musclée d’un garde qui le plaqua violemment au mur, son bras lui écrasant la gorge.

- CONNAIS TA PLACE, ESCLAVE ! Mes excuses, ma dame, il ne vous importunera plus, je vous en fais serment, enchaîna-t-il avec une brève courbette dans ma direction.

- Il ne m’a pas importuné, il n’y a nulle offense à pardonner, répondis-je en fronçant les sourcils.

- Allons dame Kelpie, laissons de côté les geôles et leurs ... invités indignes de vous et laissez-moi vous guider dans notre magnifique cité, me dit le page, enjôleur.

- Merci mais je n’ai que peu envie de refaire le chemin que j’ai fait tout à l’heure, nue et humiliée. Les geôles m’intriguent bien plus. Voyez-vous, je suis moi-même une collectionneuse et chroniqueuse alors j’aime prendre le temps de découvrir les étrangetés de ce monde, arguai-je avec aplomb.

- Qu’il en soit ainsi, grinça le page, visiblement peu enclin à visiter les prisons de sa Majesté.

Cette fois, il ne me laissa pas l’occasion de repartir bavarder avec le faune, me noyant sous un flot de paroles me vantant les propriétés de telle ou telle pièce à mesure que nous les traversions. Très vite, je décrochai et me pris à songer qu’il me serait sans doute très facile de tuer les trois serviles suivants de la reine afin d’accorder sa libération à Héliopos. Puis de m’enfuir discrètement. C’était surtout cette dernière partie qui me posait problème. J’ignorai tout des défenses de la reine, de son armée. Serait-elle capable de me poursuivre une fois sur la terre ferme ? Vu sa puissance, même empruntée, je n’en doutai pas. Hors de question dans ces conditions de forcer mon passage. Mais quelles étaient mes chances dans ce cas de réussir à neutraliser les deux gardes et le page suffisamment rapidement et sans faire usage de magie pour éviter d’ameuter le reste de la garde ? Hum, proche de zéro estimai-je. J’étais désarmée et sous ma forme la plus vulnérable. Belle erreur de calcul de ma part.

Tergiverser n’étant pas vraiment mon fort, je pris rapidement une décision. J’interpellai le page, lui demandant s’il était possible qu’il aille me chercher de quoi me sustenter car j’étais affamée lui expliquai-je en insistant beaucoup sur le «affamé». Bien que contrarié, il me demanda ce que je souhaitai manger pour qu’il puisse envoyer quelqu’un en cuisine s’en occuper. Je lui dressai la liste la plus farfelue que je pus imaginer, le regardant blêmir face à mes requêtes extravagantes. Enfin, il balbutia :

- Je...j-je vais voir ce que je peux faire. Je vous en prie installez-vous ici en m’attendant, prenez vos aises, je ferai aussi vite que possible.

Il m’ouvrit un passage vers une jolie courette remplie d’herbes et de fleurs aquatiques joliment agencées, au centre de laquelle une sorte de balancelle trônait. Avec un dernier regard vers les gardes et une courbette à mon intention, il fila. Les tritons tournèrent les talons à leur tour, tout entier concentrés sur leur mission d’escorte.

Je me mis en mouvement aussitôt, bondissant vers le premier garde pour l’assommer d’un coup sur la tempe que je lui assénai de toutes mes forces. J’eus la main un peu plus lourde que ce que j’avais anticipé car celui-ci vola, s’écrasant avec un «ouf» contre le mur le plus proche, avant de s’effondrer doucement, complètement dans les vapes. Plus qu’un pensai-je en faisant volte face. Mais pas assez vite. Je fus cueillis à la mâchoire par le poing du second garde qui avait lâché la chaîne du faune pour se porter au secours de son binôme. Je vis des étoiles pendant un instant et secouai la tête pour chasser le léger étourdissement. Le triton ne me laissa pas le temps de me ressaisir car déjà, il revenait à l’assaut. Bien plus rompu que moi au combat, surtout sous la forme que j’avais actuellement, je ne pus qu’esquiver la pluie de coups. Il devint rapidement évident que je n’allais pas réussir à avoir le dessus sur lui sans un coup de pouce magique. J’allais mobiliser la mienne quand je vis le faune rassembler ses maigres forces et sauter sur le dos de mon assaillant. Il lui passa prestement une chaine autour du coup et se mit à tirer. Aussitôt, le garde se jeta en arrière pour tenter de l’écraser contre le mur. Mais le faune fut plus rapide et se dégagea juste à temps pour que ce soit le triton qui encaisse l’impact de sa propre charge. Je profitai de l’ouverture pour bondir à mon tour et porter mon tout premier coup à l’homme. Mon poing le cueillit à la mâchoire, la faisant craquer sous le choc. Mais ce ne fut pas suffisant pour le sonner car il répliqua instantanément, m’envoyant une nouvelle fois valser contre un mur d’un puissant coup de queue. Je fus projetée violemment contre le mur d’en face, l’impact me coupant la respiration. Le garde me fonça dessus en rugissant, traînant le faune dans son sillage, sa chaîne toujours passée autour du cou du maton. J’esquivai le poing rageur de ce dernier qui s’écrasa avec fracas à quelques centimètres de ma tête, fissurant la pierre. Je fis alors la seule chose à laquelle je pus penser : je lui sautai dessus, enserrant sa taille de mes jambes et pressai sa tête entre mes mains. Mes pouces vinrent naturellement se poser sur les yeux du garde et je pressai aussi fort que je pus. Le garde hurla, me giflant le dos de ses mains et sa queue, faute de pouvoir m’atteindre autrement. Je me dégageai d’un bond avant de passer dans le dos du triton qui se tenait la tête, du sang ruisselant de ses yeux crevés. Saisissant la chaîne à mon tour, je prêtai main forte au faune qui n’arrivait pas à mobiliser suffisamment de force pour étrangler son tortionnaire. D’un revers du coude, j’assénai un coup à l’arrière du crâne du triton, l’envoyant à son tour à la rencontre du mur. La chaîne se tendit entre mes mains et je me mis alors à tirer, calant mes pieds de part et d’autre de l’homme-poisson. Il cessa aussitôt de hurler, luttant contre l’étranglement en essayant de passer ses doigts sous la chaîne. Tournant la tête, il tenta de protéger sa trachée tant bien que mal, offrant son profil au faune qui ne perdit pas cette belle occasion et lui éclata le nez d’un grand coup de sa tête cornue. Dans un hurlement rageur, le triton parvint à s’écarter du mur, réduisant légèrement la pression de ma prise. Aveugle, il fonça en arrière au jugé pour tenter de nous déloger de son dos mais ne réussit pas à s’orienter suffisamment et percuta violemment le montant de la balancelle avec son épaule droite. Enserrant sa taille entre mes jambes, je raffermis ma prise sur la chaîne et continuai de tirer.

Pendant quelques secondes encore, l’homme lutta contre moi, tentant de m’arracher à son dos. Puis ses mouvements se firent plus lents et désordonnés. Et enfin, il cessa de bouger complètement. Je restai dans ma position pendant quelques instants encore, m’assurant qu’il n’y avait plus de danger. Je sondai rapidement son corps, ne percevant plus ni pouls ni respiration. Alors je m’autorisai enfin à le relâcher, mes membres rendus gourds par cet effort intense et soudain. La lutte n’avait duré que quelques minutes mais je n’avais pas envie de rester plus longtemps que nécessaire dans les parages au cas où le page revenait plus vite que prévu. J’allai récupérer les clefs des fers du faune à la lanière qui barrait le torse du garde à la nuque cassée et libérai le faune qui avait été projeté contre la balancelle au cours de la lutte et flottait, inanimé, non loin.

Lorsqu’il fut libre de ses chaînes, je le soulevai dans mes bras et m’élevai rapidement vers la surface, loin au dessus de nos têtes. Nous quittâmes assez rapidement la zone d’action de la magie de la reine car le faune se mit à convulser en enserrant son cou. Ses branchies se refermaient et il suffoquait. Je jugeai que je me trouvai suffisamment loin du palais pour que la sorcière ne perçoive pas ma magie et soufflai rapidement une bulle d’air qui vint entourer le visage d’Héliopos, qui ouvrit les yeux, reconnaissant.

Quelques minutes plus tard, nous perçâmes la surface du lac sous un soleil éclatant. Je n’avais pourtant passé qu’une poignée d’heures sous l’eau... Je tournai sur moi-même pour m’orienter, repérant Varech qui sonna du clairon en m’apercevant, avant de trotter nerveusement à ma rencontre. Je nageai vers lui, il était temps de mettre les voiles avant que la sombre souveraine ne se rende compte du grabuge que nous avions semé...

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